Les mégas et grands herbivores, en tant qu’ingénieurs du paysage, ont tenu une place fondamentale durant le quaternaire. De nombreuses espèces ont traversé cette période pourtant jalonnée d’évolutions climatiques pénalisantes (glaciation et réchauffement). Mais avec l’arrivée d’un nouveau « grand prédateur », homo sapiens, la plupart de ces espèces ont disparu (en particulier les mégas herbivores) ou ont été reléguées dans quelques régions marginales du continent dès la fin de la dernière glaciation, il y a environ 12000 ans.
Cette disparition, précoce pour les plus grands (proboscidiens, rhinocéros, cerf mégacéros, …), ou étalée dans le temps jusqu’à la période historique pour d’autres comme l’aurochs et le bison, a modifié sensiblement l’évolution naturelle des écosystèmes en renforçant l’emprise de la forêt apparue avec le réchauffement post glaciaire.
Car si le « climax » de l’Europe tempérée tend très majoritairement vers la domination de la forêt, la persistance des mégas et des grands herbivores, avec leur rôle très « structurant », aurait sans doute modifié nos paysages naturels en permettant le maintien de milieux ouverts ou semi ouverts bien avant que l’homme ne s’en occupe à partir du Néolithique.
Aujourd’hui, la conservation des habitats naturels et des espèces qui y sont associées doit faire face à l’emprise toujours plus grande des activités humaines sur les territoires. En France, les gestionnaires chargés de relever ce défi optent très majoritairement pour une gestion très ciblée de la biodiversité (intervention mécanisée et/ou pâturage dirigé). En réaction à cette démarche interventionniste, les partisans de la non intervention recherche la naturalité à travers le seul milieu forestier.
Il existe pourtant une troisième voie que l’on pourrait qualifier de « naturalité fonctionnelle » prônant la reconstitution des écosystèmes, y compris à dominante prairiale, grâce aux grands herbivores, sauvages ou «dédomestiqués». Dans le cadre de ce pâturage naturel, la notion de guilde d’herbivores prend toute son importance car les différents groupes (bovinés, équidés, cervidés) ont un impact différencié sur la végétation, tant herbacée qu’arborée, et contribuent à la richesse biologique des milieux.
C’est paradoxalement aux Pays Bas que cette option s’est d’abord développée depuis trois décennies malgré la forte pression démographique laissant peu de place aux espaces naturels.De nombreuses réserves de plusieurs centaines (et même milliers) d’hectares ont fait l’objet d’une politique d’introduction de grands herbivores « archaïques » et en particulier des deux principaux paisseurs (mangeurs d’herbe) que sont les bovins et les équins souvent associés à des cervidés, plutôt brouteurs (mangeurs de feuilles). Dans ces réserves, l’aurochs « reconstitué » et le tarpan de Bilgoraj, considérés comme les formes les plus proches de l’espèce sauvage éteinte (au moins sur le plan phénotypique) tiennent une bonne place même si d’autres races «anciennes» sont également présentes (Highland cattle, Galloway, Fjord, …). On remarquera néanmoins qu’en l’absence de grands prédateurs, ces « écosystèmes » restent incomplets ce qui nécessite une intervention humaine pour le contrôle démographique des troupeaux (retrait des animaux surnuméraires).
La grande réserve d’Oosvaardersplassen, à l’Est d’Amsterdam, constitue une exception notable à cet égard. Sur près de 2000 ha des centaines d’aurochs, de tarpans et de cerfs pâturent cet ancien polder. La non intervention totale, choisie par le gestionnaire, qui a prévalu durant trois décennies a entrainé un accroissement régulier du nombre d’herbivores en l’absence de prédateurs. La régulation démographique « naturelle » n’était donc basée que sur la disette ! Les pertes importantes qui sont intervenues à l’occasion d’hivers rigoureux a entrainé une forte opposition des défenseurs des animaux. Cette réaction a conduit le gestionnaire à stopper cette expérimentation éthiquement contestable bien qu’écologiquement intéressante puisque démontrant qu’une très forte pression de pâturage pouvait maintenir un milieu totalement ouvert (Voir photo bandeau)
Fort de l’expérience de ces réserves et grâce à l’accroissement des cheptels, ces programmes de pâturage naturel, voire de rewilding en totale liberté, ont été exportées dans de nombreux pays d’Europe orientale. A plus petite échelle, ils se sont également développés en Europe occidentale, particulièrement en Angleterre, en Allemagne et en Belgique. Il restent encore marginaux en France.
Par ailleurs, dans certaines régions d’Europe méridionale telles que les Cantabriques en Espagne,les activités pastorales extensives basées sur l’utilisation d’équins et de bovins rustiques associés à des densités correctes de cervidés sauvages recomposent également un écosystème quasi naturel, d’autant que les grands prédateurs (loup, ours) y sont bien présents ainsi que les nécrophages !
Dans ces configurations naturelles, les lisières présentent une structure paysagère beaucoup plus hétérogène (de type « pré bois ») que celle à laquelle nous sommes habitués dans le contexte d’exploitation plus ou moins intensive qui prévaut aujourd’hui dans nos campagnes. Ces écotones naturels concentrent une biodiversité particulièrement riche et remarquable !